Vinzent & Lyra - Mentor & Apprentie

« C'est une situation particulière, Herr Henkermann, vous le savez aussi bien que moi. »

Thadeus Levi me toise de toute sa hauteur, figé dans le drapé de son manteau bleu roi de maître de cérémonie, comme un gisant vertical. Une statue d'albâtre échappée de son promontoire, qui se pique de me prendre pour un minable dévot prêt à lui baiser la main pour obtenir les faveurs du sacro-saint Conseil. Situation particulière, mon cul.

« Vous savez fort bien que je ne suis pas le plus à même d'instruire une adepte de la magie blanche.
- Je ne vous apprendrai pas que cela a déjà été longuement délibéré en haut lieu au préalable, cela va sans dire.
- Je l'imagine sans peine, oui. Mais d'autres candidats...
- Et vous vous doutez donc bien que ce n'était pas une question de cohérence de vos affects avec ceux de votre future apprentie. Les qualités que nous recherchions sont tout autres. Vous êtes un descendant des Blazek, et en tant que tel, vous êtes, n'est-ce pas, le plus à même d'appréhender les particularités de l'héritage légué par vos pères – dont vous devez être tout à fait familier à travers la pratique de votre magie, n'est-ce pas ? Nous pensons que découvrir les richesses de la magie blanche n'est jamais une perte de temps, bien au contraire. Votre savoir n'est absolument pas remis en question, Herr Henkermann, ni votre maîtrise de l'art que vous avez choisi d'expérimenter – c'est précisément la rectitude qui fut à l'origine de ceux-ci qui a guidé notre choix. Vous avez affirmé votre souhait de bénéficier des avantages de notre congrégation, or ils viennent le plus souvent à travers la découverte et l'échange, vous verrez, vous êtes encore jeune. En outre, cette enfant a besoin de repères, du niveau de discipline dont vous avez bénéficié, et puis vous n'avez pas en commun que le sang, elle aussi a... tragiquement perdu ses parents. Nous n'avons aucun doute quant à votre capacité à envisager, tout en la guidant efficacement, des moyens d'appréhender ses angoisses, et à faire preuve de toute la patience et la compassion nécessaires à... »

Ces magistrats. Engoncés dans l'amour de leur propre babil interminable. Se rend-il seulement compte de l'inefficacité de ses faux-semblants ? Je le crois suffisamment intelligent pour sentir que je n'écoute que d'une oreille, c'est d'ailleurs pour cela qu'il continue. M'abreuver d'excuses, m'étouffer sous la pommade, m'empêcher de formuler la moindre objection, c'est là son propos. M'indiquer le discours dont je n'ai pas intérêt à m'écarter. Est-ce là ce qu'ils lui ont raconté, à elle ?
Probablement lui ont-ils fait comprendre que c'était soit venir à eux, apprendre à vivre selon leurs lois, soit mourir. Pour faire passer la pilule, ils lui ont ensuite servi le même discours qu'à moi. Les valeurs de la Confrérie. L'entraide. Le soutien infaillible. La complicité entre Éveillés de bonne foi, de bonne volonté. Le savoir universel. L'accomplissement de soi à travers l'équilibre des forces, à travers l'harmonie du monde, le bonheur inimaginable de parvenir à la toucher du bout des doigts. Elle voudrait faire le bien autour d'elle, l'adorable colombe... Quelle joie, oui, quelle fierté que d'accueillir une demoiselle si volontaire malgré un sang si corrompu dans les veines, bien sûr. Ils allaient la confier au plus vite à un mentor des plus à même de la guider sur ce chemin de bravoure, épineux mais si rétributif. Un homme qui allait lui indiquer toute la complexité, tous les écueils de la valeureuse épopée qui s'ouvrait devant elle.
Je n'ai jamais avalé leurs couleuvres et ils le savent. C'est pour ça qu'ils me coincent la petite entre les pattes comme des fers vibrant du cliquetis de chaînes dorées, bien propres, bien brillantes. Car, naturellement, quoi de mieux qu'une apprentie, innocente et malléable, mais surtout fiancée par son sang aux tentations de l'ombre, pour jauger la confiance qu'on peut accorder à un mouton noir ayant promis de devenir blanc ?

« Vous êtes d'accord avec moi, n'est-ce pas cher Herr ? »

Point final de la conversation, cordiale invitation à fermer ma trop grande gueule. Je lève un regard éloquent vers les prunelles brunes qui gouvernent son nez aquilin.

« Il ne saurait en être autrement. »

Sale putain de juif.

Les portes du grand salon souterrain s'ouvrent devant sa haute silhouette. La lumière éblouissante de centaines de chandeliers éclabousse le seuil, je réajuste la large capuche qui obscurcit mes traits sous son rouge andrinople. Un coup d'œil en biais suffit pour que je la repère près de la femme qui l'a accueillie, sa frêle stature parée du même incarnat; la brebis sacrificielle qui patiente en silence.

L’angoisse, la peur, l’effroi, l’anxiété, l’épouvante, la terreur, le saisissement, la panique… Etaient les seuls sentiments qui m’emplissaient à cet instant. J’allais vers le néant, vers un futur dont je ne savais quasiment rien, rien à part que si je refusais de me guider vers lui, je devrais choisir la mort. Cela faisait déjà deux semaines, deux énormes semaines que je m’y préparais et je n’y arrivais pas. J’avais malgré tout, tout prévu : j’avais posté congés au Hell’s Angles ce soir, j’avais noté l’adresse de la rencontre sur un petit bout de carnet et j’avais fait le plein de ma jolie petite Chevrolet Sonic rouge pétaradante.

Les phares de la voiture allumés, je me cramponnais au volant, si fort, plus fort, ma peur me prenait. Je sentais la peur à une centaine de mètres à la ronde. Je me dirigeais alors vers le Nord de la ville, à Red River. C’était à la rencontre de la Blanche Confrérie que j’allais, d’elle et de mon futur mentor. De quoi avait-il l’air ? D’un homme cruel, sans pitié, incompréhensif ou bien d’une femme douce et aimante ? On ne m’avait rien dit de cet étranger jusque là et ça ne m’enfouissait que plus dans l’angoisse.

Après quelques kilomètres, j’arrivais enfin aux abords de la rivière qui bordait les vieilles maisons, et les vieux manoirs du Red. Je regardais patiemment les numéros sur chaque demeure quand enfin j’aperçu le numéro que j’avais gratté sur la feuille. Je m’arrêtais, me garais. Il n’y avait aucune autre voiture, la végétation bougeait doucement sous l’appui du vent, il faisait une nuit noire, sans lune, recouverte par d’épais nuages. Je prenais mon portable et m’éclairait grâce à la lumière de celui-ci. Je montais les marches grinçantes de la maison, une à une, puis la porte s’ouvrit devant moi. Un petit hoquet sorti de ma bouche et je m’avançais encore plus doucement. La personne qui avait ouverte la porte se trouvait droit devant moi, et non aux côtés de la porte. Magie ?

« Bienvenue, Mademoiselle Blazek, vous êtes en avance. »

J’avais perdu ma langue, aucun mot ne pouvait, ou ne voulait, sortir de ma jolie petit bouche. J’étais muette et je ne pu que hocher de la tête. Il m’invita à me rapprocher plus près, encore plus près, toujours plus près, jusqu’à n’avoir plus qu’un mètre nous séparant. J’étais mal à l’aise, je pouvais sentir son souffle sur ma figure, son parfum dans mes narines.

« Votre mentor est déjà là. Mais je vais vous parler de lui avant que vous ne le rencontriez. Il s’agit d’un de vos cousin éloigné, un Blazek. Il est tout comme vous, orphelin. Il sera là pour vous guider, pour vous apprendre. Il pratique la magie rouge, mais vous guidera en magie blanche. Vous allez apprendre à contrôler vos pouvoirs et à les utiliser de ma manière noble et bonne. Vous verrez Herr Henkermann n’est pas un mauvais sorcier. Nous vous surveillerons tout de même de près et si jamais cela se passe mal, n’hésitez pas à nous contacter. »

Déjà que le mot « orphelin » m’avait donné l’impression que l’on me plantait un couteau dans l’estomac, le fait qu’il puisse y avoir des problèmes avec mon nouveau mentor m’inquiétait. « Si cela se passe mal ». Qu’est-ce que ça pouvait bien dire ? N’avaient-ils pas confiance ? Qu’est-ce que la magie rouge ? Et pourquoi ont-ils l’air assez réticent à cette sorte de magie ? Décidément, les questions se bousculaient encore plus dans ma tête. Le sorcier se tourna et parti vers une porte. Je le suivi, nous descendions un escalier. Nous allions vers les sous-sols. Une grande salle aux airs de salon, sous la lumière de centaines de bougies nous accueillirent.

« Ils ne devraient plus tarder. »

Le sorcier se mit au silence pour la première fois et j’attendais. La porte s’ouvrit quelques minutes plus tard. Deux hommes entraient. L’un muni d’un long manteau bleu, l’autre recouvert d’un capuchon noir. Je me griffais le bras d’angoisse. Lequel était mon mentor ?

« Herr Henkermann, voici Mademoiselle Lyra Mérédith Blazek, votre apprentie. Nous allons vous lier par un sort de liaison. » Il me regarda du coin de l’œil pour s’adresser à moi. « Cela ne fera pas mal. »

Ni présentation plus complète, ni cérémonies, ni explications sur ce fameux sort de liaison. Mon bras commençait à me faire mal sous les coupures de mes ongles. Je ne voyais pas le visage du deuxième homme, celui à capuche. Mystérieux, froid, sans sentiments. C’était le pire des scénarios et il m’arrivait désormais.

Lyra Mérédith Blazek. Une descendante directe, probablement encore plus sujette que moi aux tourments mystiques que nous soufflent les esprits – à nous dernière génération des prêtres chthoniens des régions est-européennes, nous les enfants d'une magie proscrite qui régit nos destins comme une étoile noire. Mon visage est penché, inaccessible. Je songe aux mille et une ficelles de cette grande farce. Comme ils doivent se sentir futés d'orchestrer de la sorte leurs excuses prochaines à l'extermination de notre famille...
Je ne suis pas quelqu'un qui inspire d'ordinaire la sympathie, à me voir on a plutôt tendance à se détourner, marqué comme je le suis d'un rouge et triste chaos, perceptible même par les simples mortels. Le décorum n'aide en rien, et je ne fais aucun effort. Aussi deviné-je aisément son trouble. La petite souris au pelage immaculé rêve de prendre le large, mais a cessé de l'ambitionner, entourée de la sorte par les chats de l'outre-monde, leurs ronronnements toxiques et leurs griffes fantasmées sous le velours des grandes nuits.
Et oui. Bienvenue parmi les tiens, petite. Enfin, petite, elle ne l'est pas plus que moi, peut-être même serait-ce l'inverse si elle se tenait bien droite et pas à moitié recroquevillée sur elle-même de trouille. Ça n'aurait pas été drôle pour les spectateurs, sinon. Bien entendu.

Cependant, il faut leur concéder un effet de style inattendu : quelle précipitation, quelle exécution primaire ! Même pas un petit discours du grand ordonnateur ? Je ne peux retenir un léger reniflement dédaigneux. S'il est une chose qu'il convient de révérer chez les confréristes, c'est bien leur sens du spectacle. Et là, rien. Finalement ils font tout pour que le moment soit le plus désagréable possible, même pour leur nouvelle recrue – un comble, à mon sens, pour ceux qui se permettent de régenter tout un peuple sous couvert d'irréprochabilité. Au moins, elle pourra s'estimer heureuse d'être la pupille de quelqu'un qui ne ment pas sur la marchandise.
Levi s'est effacé pour se poster un peu plus loin, dans un coin de la pièce, et depuis l'estrade qui lui est dévolue, il s'adresse au larbin qui tente de rassurer la jeune fille.

« Faites entrer les garants. »

L'autre disparaît prestement vers une porte latérale, et quelques secondes plus tard nous sommes entourés d'une dizaine de sorciers, tous enveloppés et encapuchonnés du noir de l'anonymat, méconnaissables sous leurs masques blancs, uniformes. Eh bien, le voilà le public de cirque, il s'est fait désirer.

« Mademoiselle Blazek, Herr Henkermann, veuillez approcher et vous placer de part et d'autre de l'autel, je vous prie. »

Sous les lourds regards des témoins de l'absurde, je m'exécute. Le silence opaque semble presque blessé, malgré l'épaisse bure qui m'occulte, par le discret tintement des boucles de mes chaussures, des chaines pendant à mon cou et des bracelets qui couvrent mes poignets.
La novice me fait face, à peine un mètre de marbre nous sépare. Le mage indique d'ôter nos capuches et pour la première fois, mes iris gris font connaissance avec les siens, surpris par leur teinte noisette, chaleureuse, brillante même au cœur de l'angoisse. Intrigué par la vivacité de ces yeux, je me perds momentanément dans leur contemplation, cherchant à en extraire une identité, un caractère, une personnalité.

Levi prononce brièvement quelques mots à l'adresse des autres sorciers, puis descend de son promontoire pour inciter la jeune Lyra à tendre sa main gauche, au dessus de l'autel, tandis que je fais de même et soutiens plus que je ne saisis ses doigts, froids et comme égarés dans ma paume musicienne. Regard en coin du juif, auquel je réponds par un faciès imperturbable. La délicatesse n'est pas une prérogative hiérarchique.

Il entonne des récitations cryptiques dont je ne comprends pas la totalité, de toute manière mon attention n'est pas réellement tournée vers l'étude de ses pitreries. Je sais qu'elles sont irrémédiables. Chercher à briser un sort comme celui-ci, c'est alerter immédiatement celui qui l'a lancé. Notre tendre amitié n'en a pas vraiment besoin.
Le temps passant, la sensation de la magie étrangère qui afflue au cœur même de mes veines se fait sentir, marquant mon identité surnaturelle de celle de ma disciple et vice-versa. Ça ne fait pas mal, non. Mais c'est un échange éminemment dépendant de l'intime. Le flux magique de chaque sorcier a sa propre empreinte et si j'ai appris à m'y faire, il ne peut en être de même pour elle – son visage ne manque pas de le prouver et je préfère reporter mon regard sur nos mains liées.

Bientôt la voix du mage cesse ses psalmodies. Le flux s'efface lentement.

« Vinzent Henkermann, vous voici investi de grandes responsabilités. Honorez-les selon nos Lois, soyez fidèle à votre engagement envers votre disciple, car c'est vous qui lui inspirerez le désir de vous rendre fier. »

"Ou pas", semble-t-il à deux doigts de dire, mais la chute reste en suspens. Nous nous affrontons une seconde dans le mutisme et ma hargne le poursuit quand son regard descend vers la jeune fille, se faisant paternel.

« Ma chère Lyra, bienvenue au sein de la Blanche Confrérie. Puisse votre mentor vous guider sur le chemin des arts qui sont les nôtres, protéger votre âme des ronces qui le parsèment, et éclairer vos jours de la lumière de l'épanouissement. »

Le voilà, le grande moment, l’homme en tenue bleue s’éloigne, me laissant avec celui au capuchon rouge. Voilà mon mentor. Je le regarde furtivement afin de mémoriser ses traits. Il n’était pas vraiment beau : de longs cheveux noirs pendants, un grand nez aquilin, des yeux de corbeaux. J’avais presque l’impression de l’avoir déjà vu, mais je n’arrivais pas à y mettre le doigt. Il semblait pensif, presque embêter par la situation : était-ce de m’avoir moi comme apprentie qui l’importunait ? Etait-ce tout simplement le fait d’avoir un apprenti ? Je le saurais bien assez tôt, après tout, nos destins allaient être liés et nous aurions beaucoup de temps pour apprendre à nous connaître, à moins qu’il soit encore moins bavard que moi….

Sans que je ne m’en rende compte, la sorcière qui m’avait accompagnée, celle avec le manteau blanc et les cheveux blonds, m’avait laissé et était sortie de la salle. De la porte qui m’avait conduite jusqu’ici sortaient alors une dizaine de personnes, de noir vêtus, la figure parée de masques blancs. Je repris mon bras entre mes griffes.

« Mademoiselle Blazek, Herr Henkermann, veuillez approcher et vous placer de part et d'autre de l'autel, je vous prie. »

Je me tournais vers l’intéressé et m’avançait, suivant mon… Mais voilà, je sais qui il est ! Ce fameux chanteur de métal ! Je ne me rappelais absolument plus de son nom, mais son visage… Cela me réconfortait presque de savoir vers qui je me tournais, en ne le sachant tout de même pas vraiment. Il s’agissait juste d’une personne que j’avais aperçu dans quelques vieux magasines. Nous nous faisons maintenant face, un mètre me sépare de lui et comme tout à l’heure, je sens son haleine sur ma peau, son parfum dans mes narines, ses traits sont devenus plus clairs.

L’homme en bleu s’approcha alors de moi et me pris délicatement la main gauche et me la met dans la main du métaleux. Il a de grandes mains, fortes et chaudes. Je sens la chaleur entourer les miennes, froides, comme toujours. Il se met alors à … prier je dirais. A parler dans une langue qui m’est étrangère, des mots que je ne comprends pas. Je sens alors un picotement dans l’avant-bras. Ce picotement se déplace jusqu’au bout de mes doigts alors qu’un autre entre. J’ai presque l’impression que l’on me dénude, que l’on m’enlève mes vêtements, que l’on me retire ce que je suis, au fond de moi. Celui face à moi ne regarde que nos mains alors que je cherche un soutien dans son regard. Je regarde autour de moi, tout le monde « prie », personne ne fait vraiment attention à moi. Je comprends alors que je ne suis qu’un pion.

Tout s’arrête alors. Je suis nue. Du moins, c’est une impression. Il me voit désormais toute entière et je le vois tout entier, comme si nos intimités les plus profondes avaient été exhibées.

« Ma chère Lyra, bienvenue au sein de la Blanche Confrérie. Puisse votre mentor vous guider sur le chemin des arts qui sont les nôtres, protéger votre âme des ronces qui le parsèment, et éclairer vos jours de la lumière de l'épanouissement. »

J’avais presque l’impression de me trouver dans une pièce de théâtre. Les paroles du grand sorcier, mon énigmatique mentor, l’impression d’être perdue dans une scène bien préparée à l’avance. J’étais perturbée plus qu’effrayée à cet instant. Et maintenant, qu’allait-il se passer ?

Je me tournais vers Herr Henkermann comme ils l’appelaient tous. Un soutien moral n’aurait pas été de trop. Un indice sur ce que je devais faire ou dire. Je lui devais respect et honneur. Ma bouche s’ouvrit pour la première fois depuis le début de l’évènement et une voix frêle et tremblotante en sortie.

« Je suis heureuse d’être à présent votre apprentie, Herr Henkermann. J’espère répondre à vos attentes et devenir une bonne apprentie. » Je me répète dans mes mots, je ne fais quasiment plus attention à ce qui sort de ma bouche, c’est machinal, comme les textes de la pièce, appris par cœur. « J’ai hâte d’apprendre et de m’améliorer au cœur de la magie. Il me tarde d’en savoir plus et de vous écouter, d’avaler vos paroles. » Avaler vos paroles ! Mais qu’est-ce que je dis ? Je me rends compte alors que je sers encore sa main. Je le reprends et la met rapidement derrière mon dos, confuse.

« Excusez-moi. »

Je me révélais comme une vraie pipelette à cet instant. J’avais envie de parler, de laisser enfin sortir toutes les questions qui se trouvaient dans ma tête. Mais les personnes qui nous entouraient et l’homme encapé de bleu étaient toujours là.

L'assistance se penche en un salut respectueux et déclame une bénédiction polyphonique. Je renonce à agresser visuellement le grand prêtre, et finalement la voix de ma disciple ne tarde pas à se faire entendre à son tour pendant que la troupe des badauds se dissipe vers la sortie.

« Je suis heureuse d’être à présent votre apprentie, Herr Henkermann. J’espère répondre à vos attentes et devenir une bonne apprentie. »

Reportant mon attention sur elle, je constate qu'elle n'a pas l'air très assurée ni dans ses mots, ni dans son attitude, et ça ne m'étonne pas. Intimidée par le déroulement de l'événement, sans doute, par sa consistance aussi. Peut-être également par la personne qu'on lui impose aux commandes de son futur même si j'y attache moins d'importance : pour le coup, nous sommes deux poissons de rivière dans le même aquarium. On a rarement l'occasion de se mettre à poil de la sorte devant une assemblée de voyeurs censés décider de votre avenir, c'est certain. À moi non plus ça ne procure pas un plaisir qu'on pourrait qualifier d'inouï, s'il est encore temps de le préciser.
Tandis que je m'apprête à lui signifier qu'elle peut libérer ma main et prendre congé, la voilà qui me devance de singulière façon :

« J’ai hâte d’apprendre et de m’améliorer au cœur de la magie. Il me tarde d’en savoir plus et de vous écouter, d’avaler vos paroles. »

Figé soudainement dans une expression interdite, je demeure finalement silencieux. Autant je peux concevoir qu'elle ne sache plus très bien où elle en est et que la diction soit à cet égard une tâche compliquée, autant un tel lapsus me rend-il... indécis.
Elle retire abruptement sa mignonne petite patte et la cache pudiquement derrière elle. Mon mouvement, lui, est teinté d'une inertie hébétée.

« Excusez-moi. »

J'émerge et remarque le rictus moqueur du chacal bleu endimanché qui patiente près de la porte de sortie, où se pressent les garants dans un froissement d'étoffe et de murmures. Gênés par une inclusion imaginaire en leur creux, mes doigts s'égrisent nerveusement à mon côté.

« Commence par ça : tu m'appelleras Vinzent et je t'appellerai Lyra. »

Je peine encore à m'adresser à elle en la regardant dans les yeux : la présence du grand manitou me perturbe et mes vieux réflexes m'interdisent de le laisser hors de mon attention.

« Est-il nécessaire que nous vous suivions ? lui adressé-je de loin, non sans un certain agacement volontairement audible.
- Non point, mon ami, je ne souhaitais simplement pas manquer vos premiers échanges. Un lien d'apprenti à mentor et comparable à une naissance, n'est-ce pas ? Je suis un vieux sentimental qui s'émerveille de ces moindres choses. Oh, un dernier conseil, chère Lyra... »

La vieille carne s'approche et pose sa min sur l'épaule de la jeune fille d'un air de confidence, sa voix prenant un accent assorti.

« Ne soyez pas trop prompte à vous offusquer des manières un peu... rugueuses, de Herr Henkermann; vous le penserez peut-être un tantinet rustique, grâce en soit faite à son merveilleux pays natal, mais c'est un homme très amusant, vous verrez. »

Et il se redresse, avec un petit rire fier de sa diatribe, fier du spectacle de ma fureur muette. D'aussi longtemps que je le connaisse, il a toujours tiré une jouissance indécente des humiliations publiques qu'il se sent en mesure de m'infliger de par son statut. Un plaisir émaillé de ressentiment envers mes origines, envers la propension de ma famille à regretter le IIIème Reich et donc envers une histoire tumultueuse qui la mêle à la sienne. Mais aussi, plus personnellement, alimenté par cette liberté quasi totale dont il dispose de faire la pluie et le beau temps sur ma vie en tant que membre paria de la Confrérie. Sa bonne entente de principes avec le Haut Conseil et son amitié avec Alessia Ghiona font qu'il suffirait d'un mot de lui, ou presque, et on lui servirait ma tête sur un plateau.

« Allons bon, je vous laisse entre vous. À très bientôt, je l'espère ! »

Forcément. Ça voudrait dire qu'il y a un savon à passer. Sourire satisfait plaqué sur les lèvres comme une médaille, il tourne les talons et suit le chemin emprunté par le cortège.
Le silence lui fait suite.

Un milliard de saluts à son adresse, plus fleuris les uns que les autres, s'entrechoquent et explosent à l'intérieur de mon crâne – au point qu'il devienne plus ou moins crédible que ce dernier explose à force de devoir les contenir. Je décide de détourner le fil de mes pensées vers un feuillet conservé dans ma poche, que je tends plié à Lyra.

« Mon adresse. C'est assez près d'ici, si tu connais un peu Coven Garden tu n'auras pas de mal à trouver. On commence demain. »

Je darde alors mes iris délavés vers les siens, si vifs.

« Des questions ? »